Accoudé (1941)
J’ai vu mentir les bouches que j’aimais ; j’ai vu se fermer, pareils à des ponts-levis, les coeurs où logeait ma confiance ; j’ai surpris des mains dans mes poches, des regards dans ma vie intérieure ; j’ai perçu des chuchotements sur des lèvres qui ne m’avaient habitué qu’aux cris de l’affection. On a formé les faisceaux derrière mon dos, on m’a déclaré la guerre, on m’a volé jusqu’à des sourires, des poignées de main, des promesses. Rien, on ne nous a rien laissé, mon âme. Nous n’avons plus que la rue sous les yeux et le cimetière sous les pieds. Nous savons qu’on plaisante notre hymen désespéré. Nous entendons qu’on arrive avec des faux de sang et de fiel pour nous couper sous les pieds la dernière herbe afin de nous mieux montrer le sentier de la fosse.
Mais nous serons forts, mon âme. Je serai le boulon et toi l’écrou, et nous pourrons, mille et mille ans encore, nous approcher des vagues ; nous pourrons nous accouder à cette fenêtre de détresse. Et puis, dans le murmure de notre attente, un soir pathétique, quelque créature viendra. Nous la reconnaîtrons à sa pureté clandestine, nous la devinerons à sa fraîcheur de paroles. Elle viendra fermer nos yeux, croiser nos bras sur notre poitrine. Elle dira que notre amour, tout cet amour qu’on n’a pas vu, tout cet amour qu’on a piétiné, qu’on a meurtri, oui, que notre amour n’est plus que notre éternité.
Alors, mon âme, tandis que je serai allongé et déjà bruissant, tu iras t’accouder à la fenêtre, tu mettras tes beaux habits de sentinelle, et tu crieras, tu crieras de toutes tes forces.
Léon-Paul Fargue (1876-1947) – Haute solitude (1941)
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