mercredi 26 octobre 2011

l'empathie


un texte de Christian Bobin


L'empathie c'est, à la vitesse de l'éclair, sentir ce que l'autre sent
et savoir qu'on ne se trompe pas,
comme si le coeur bondissait de la poitrine pour se loger dans la poitrine de l'autre.
C'est une antenne en nous qui nous fait toucher le vivant :
feuille d'arbre ou humain.
Ce n'est pas par le toucher qu'on sent le mieux mais par le coeur.
Ce ne sont pas les botanistes qui connaissent le mieux les fleurs,
ni les psychologues qui comprennent le mieux les âmes, c'est le coeur.
Le coeur est un instrument d'optique bien plus puissant que les télescopes de la Nasa. C'est le plus puissant organe de connaissance,
et c'est une connaissance qui se fait sans aucune préméditation,
comme si ce n'était plus nous qui faisions attention à l'autre,
comme s'il n'y avait plus qu'une attention pure
et une bienveillance fondée sur la connaissance de notre mortalité commune.
Ce qui est très curieux, car qui est-on, à ce moment-là ?
Toute sagesse qui vient dans le carcan d'une méthode est dépassée par le coeur.
Ce moment qui foudroie toutes les carapaces d'identité,
qui saute par-dessus l'abîme qui me sépare d'autrui
et où le coeur de l'autre est deviné, jusqu'en ses moindres battements,
donne la plus grande lumière possible sur l'autre.
Dans l'empathie, on peut prendre soin de l'autre
comme jamais il ne prendra soin de lui-même,
par une attention qui est tendue comme un rai de lumière,
mais il n'y a aucune emprise psychique sur lui.
C'est l'art double de la plus grande proximité, et de la distance sacrée.
(…)
Sans le coeur, il n'y a pas d'empathie, car avoir du coeur, c'est sortir de soi,
mais s'il faut ressentir l'autre jusqu'à presque le devenir,
il faut en même temps maintenir une distance sous peine de sombrer dans la fusion.
L'empathie livrée à elle-même va à l'infini et par là elle se perd.
C'est par empathie que la mère arrive à entendre les pleurs de l'enfant
juste avant qu'ils n'arrivent, mais c'est par fusion que certaines mères ligotent l'âme de l'enfant à la leur de manière infernale :
la limite de l'empathie, c'est la fusion, qui est de l'entre-dévorement.
Dans l'état de fusion totale, une mère n'aura même pas besoin de parler pour que
l'enfant agisse, parce qu'elle lui parle à l'intérieur de lui.
Dans la fusion, la proximité est terrible
parce que quelqu'un a pris le pouvoir sur quelqu'un d'autre.
La distance, qui n'est peut-être qu'une ligne de démarcation, est faite avec le
couteau de la parole. C'est le langage qui empêche l'anthropophagie de la fusion.

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