mardi 31 janvier 2012

Juste un tableau !

Les agressions sont les cadeaux les plus profonds de la vie

 
Oh ma douleur
 
Une situation vous touche parce que vous avez cette capacité d'être affecté. Si ce n'était pas cette personne ou situation, ce serait une autre.
 
...
 
Intellectuellement, vous devez vous rendre compte que si une personne vous reproche quelque chose et que vous ne le supportez pas, cela signifie que, sur un certain plan, cette personne n'a pas totalement tort.
 
...
 
A un moment donné, vous n'allez plus vous sentir agressé par quiquonque, y compris par ceux qui vous agresse. Plus quelqu'un va vous agresser, plus vous allez vous laisser envahir par une forme d'affection pour lui. Vous verrez son manque, sa tristesse, sa problématique.
 
...
 
C'est facile de se croire tranquille, de faire du yoga, d'être sage. Mais soudainement on vous agresse, on vous déteste, on vous hait. Cela vous permet de vous éveiller à votre résonance. Cela déclenche-t-il en vous l'amour?, la haine?... Vous découvrez votre propre fonctionnement. C'est cela le yoga. Ce n'est pas de rester assis comme un piquet, mais d'observer comment on fait face à l'instant. Vous découvrez que les agressions sont les cadeaux les plus profonds de la vie, car plus on vous agresse plus votre maturité se développe. Les vies sans agression sont des vies misérables - et heureusement cela n'existe pas.
 
Soyez disponible, n'essayez pas d'arranger les choses, de moins réagir, d'être plus sage. Ressentez votre folie lorsque vous êtes mis en question. Prenez votre émotion comme objet de contemplation, d'étude avec affection et patience.
 
Ne rien attendre, ne rien demander, tout se fait.

 
Eric Baret "De l'abandon"
 
 

Renversement

Soleil de la nuit,
étoiles du jour
viennent écrire
l'envers du monde.

La mort chérit
tous les dehors,
mais à l'intérieur
étrangle l'enfant .

Crime du regard
des honnêtes gens !
Douceur blessée
du voleur au pilori !

Un monde à l'endroit,
Clarté du vagabond
dans ses haillons
le révèle à jamais !

Tableau de Jérôme Bosch

Je n'aurai pas le temps






Je n'aurai pas le temps, pas le temps
Même en courant
Plus vite que le vent
Plus vite que le temps
Même en volant
Je n'aurai pas le temps, pas le temps
De visiter toute l'immensité
D'un si grand univers
Même en cent ans
Je n'aurai pas le temps de tout faire

J'ouvre tout grand mon coeur
J'aime de tous mes yeux
C'est trop peu
Pour tant de coeurs et tant de fleurs
Des milliers de jours
C'est bien trop court, bien trop court

Et pour aimer
Comme l'on doit aimer quand on aime vraiment
Même en cent ans
Je n'aurai pas le temps, pas le temps

J'ouvre tout grand mon coeur
J'aime de tous mes yeux
C'est trop peu
Pour tant de coeurs et tant de fleurs
Des milliers de jours
C'est bien trop court, c'est bien trop court

lundi 30 janvier 2012

Le dernier mot

Dehors, les arbres signent
de neige leur beauté nue.

Quatre passereaux
percent le ciel ivoire !



Des flocons solitaires
suivent l'égarement
des fumées sous la bise.

Il pose lui aussi
en rêve ses papillons blancs !

Comment tout passe
en cette douceur ?

La neige a un secret !
Les paupières se ferment,
pour un sommeil différent
où tout se révèle.



Les oiseaux eux aussi
se cachent au plus profond
de l'ombre du sapin.

Plus un murmure !

Derrière la vitre,
il se perd
dans la géométrie
des toits blancs !

Le temps est devenu
du vent qui emmène
au loin la rumeur
de la ville !



Un coeur est-il seul ?
Ou bien aime-t-il se perdre
dans la blancheur ?

Il voit et il comprend :

choses immobiles sur l'étagère,
pile de livres,
montagnes de phrases
laissent place
à la lumière rose
d'un soir de neige !

Sur le carreau,
un coccinelle monte
en titubant.



L'ombre du corbeau
fugitif est encore là !

Lointain pays intérieur,
as-tu un logis
pour accueillir le voyageur ?

Dehors règne en aveugle
la folie !

dedans une mère
continue à bercer son enfant,

alors qu'il repartira demain
sans un regard,

et que tout s'effacera !

Lui ira là-bas
même si personne
ne l'accompagne,

Les arbres rêvent aussi
avec leurs cheveux blancs,

Là-bas où la paix
est un désert de neige,

où il est bon de se taire
et de respirer doucement !

Avec la nuit,
l'or des fenêtres
accentue le mystère.



Où est-il en cet instant ?

La blancheur du cahier
sur lequel il écrit
disparait imperceptiblement.

Il aimerait pourtant
y déposer un dernier mot,
comme ce flocon
qui devient une larme
en fondant !

Un oeil-enfant

Voici une traduction d'un poème de Thomas Traherne (1637-1674) le poète anglais.

enfant_etoile_1
"UN ŒIL-ENFANT


Une lumière pure, à l'abri de toute corruption,
Un rayon qui est tout spirituel, un œil
Qui est vraiment vierge, voit les choses
Comme les voit la divinité,
C'est-à-dire que son éclat brille dans un sens céleste,
Et tout à l'entour il dispense (sans se mouvoir) sa lumière.


Les regards sont de vrais rayons de lumière,
Subtils, rares, perçants, vifs et purs.
Et comme ils surpassent en légèreté les vents,
Ils sont dignes d'avoir une durée bien plus grande.
Ils pénètrent bien loin au-delà de tout ce qu'atteint un air épais
Qui avec telle excellence ne peut se comparer.

Mais une fois avilis, bientôt ils deviennent
Moins actifs qu'auparavant; et alors
Ils courent après les objets qui les tirent de tous côtés
Et font de nous des hommes malheureux.
Un ,simple œil d'enfant est un tel trésor
Que quand il est perdu, nous n'éprouvons plus de réel plaisir.

Oh ! que ma vue n'a-t-elle été toujours pure !
Et jamais déchue en un état plus grossier !
Alors pourrais-je voir chaque objet encore (Comme je vois maintenant un plateau d'or)
Dans une telle lumière céleste que j'eusse pu lire
En lui et par lui ma félicité,

Planer aussi aisément là-haut que me mouvoir
Sur terre; des choses éloignées aussi bien que des choses proches
Seraient mes joies ; et je pourrais discerner l'amour
 De Dieu dans ma tranquillité.
Mais ils sont lourds les fleuves que les vents peuvent agiter,
Fleuves dont les corps plus lourds se meuvent nécessairement vers le bas.

L'orient était autrefois ma joie; et d'abord ainsi j'avais cette pensée
Des cieux et des étoiles; l'occident était mien;
Alors des louanges s'élevaient des montagnes
Comme des vapeurs; toute vigne
Portait pour moi ses fruits ; les champs étaient mes jardins.
Tout l'hémisphère était mon grand magasin.

Mais libertinage et avarice entrèrent
Et gâtèrent ma fortune; (mes plaintes ne peuvent
Cesser, tant que je ne serai purgé de mon péché
Et redevenu un enfant de nouveau)
De sorte que mon sens faible et mutilé
Atteignit seulement par son influence des choses proches.

Une maison, une main de femme, un ouvrage d'or
Une fête, un riche vêtement, la beauté d'une chair
Luttant avec l'ivoire, voilà ce que je regardais.
Et tout mon plaisir était dans le péché :
Moi qui d'abord, avec de simples yeux d'enfant,
Regardais comme miennes toutes les éternités.


O meurs, meurs à tout ce qui attire ton œil
Loin de ces premiers objets; que des plaisirs d'un jour
N'infectent pas mon esprit, mais prête attention
A leur dire adieu. Retourne-toi. Tes trésors
T'attendent toujours, sont encore à leur place
T'invitant encore, prêts à tes ordres."

traduit par Jean Wahl.

Musiciens bulgares

dimanche 29 janvier 2012

Gu Cheng 顾城 (1956-1993)

Je suis un enfant coléreux
Peut être que
Je suis un enfant que sa maman a trop gâté
Je suis coléreux

Je voulais
Que chaque instant
Soit beau comme des crayons de toutes les couleurs
Je voulais
Pouvoir dessiner sur l’adorable feuille blanche
Dessiner l’idiote liberté
Dessiner un œil
Qui jamais ne pleurerait
Et un ciel
Et des plumes et des feuilles sur ce ciel
Un soir glauque et une pomme

Je voulais dessiner l’aube
Dessiner la rosée et les sourires qu’on aperçoit
Dessiner toutes ces enfantines
Amours qui n’ont pas souffert
Dessiner en rêve
Celle que j’aime
Elle n‘a pas vu les nuages sombres
Ses yeux sont clairs comme le ciel
Toujours elle me regarde
Toujours, observe
Sans jamais détourner la tête

Je voulais dessiner des pays lointains
Dessiner des horizons clairs et des vagues
Dessiner tous ces ruisseaux joyeux
Dessiner des collines ---
Couvertes de mousse pâle
Je les aurais serrées
Pour qu’elles s’aiment
Pour que chacune s’abandonne
Que chaque souffle calme du printemps
Devienne
La fête d’une fleur

Je voulais aussi dessiner l’avenir
Je ne l’avais jamais vue, c’était impossible
Mais je savais qu’elle serait belle
Dessiner son manteau d’automne
Dessiner ces bougies ces érables en feu
Dessiner des cœurs
Par son amour éteints
Dessiner des mariages
Dessiner toutes ces fêtes levées de bon matin --
Et coller dessus des papiers de bonbons
Et des illustrations de contes pour enfants

Je suis un enfant coléreux
Et j’ai voulu tout raturer
Je voulais partout sur la terre
Dessiner des fenêtres
Pour que les yeux accoutumés à l’ombre
S’habituent à la lumière
Je voulais dessiner le vent
Dessiner les crêtes des montagnes toujours plus hautes
Dessiner la soif des peuples de l’orient
Dessiner l’océan
Et le chant infini du bonheur

Enfin, au coin de la feuille
Je voulais me dessiner aussi
Dessiner un ours dans les arbres
Dans la jungle sombre de Victoria
Rêvant
Sans maison
Sans cœur abandonné au loin
Avec seulement, tout plein
De rêves comme des baies
Et d’immenses yeux

Je voulais encore
Voulais
Mais je ne sais pas pourquoi
Je n’ai pas reçu de crayons
Pas eu d’instant de toutes les couleurs
Je n’ai eu que moi
Avec mes doigts et mes douleurs
Que ces feuilles déchirées
Adorables et blanches
Parties chasser les papillons
Evanouies dans le présent

Je suis un enfant
Que sa maman rêveuse a trop gâté
Je suis coléreux

(Mars 1981)


Chagall

Berry Le Bonheur

Oiseaux de feu

Mugit l'océan des peines
au long des âges,

coups de couteau
de nuit en nuit
répétés,

enfant piétiné,
emmuré vivant
des étoiles
pleins les mains,

qui ne comprend pas,
lances et herses
au bord du chemin vagabond,

et ce hurlement
baillonné sous les coups !

Alors prends
des mots-oiseaux de feu !

S'ouvrira le coeur des assassins !

Jaillira la fontaine du désir
qui crie après le jour !

vendredi 27 janvier 2012

Deux Vies

Nous avons tous deux vies :
la vraie, celle que nous avons rêvée dans notre enfance, et que nous continuons à rêver, adultes, sur un fond de brouillard ;
la fausse, celle que nous vivons dans nos rapports avec les autres,
qui est la pratique, l'utile,
celle où l'on finit par nous mettre au cercueil.

Fernando Pessoa

(Le Gardeur de troupeaux et autres poèmes, trad. Armand Guibert, p.227, nrf Poésie/Gallimard)


tableau de Séraphine de Senlis


Lhasa - Where Do You Go

Plus de nuit

Il n'y a plus de gris,
lumière pressentie.
La pluie d'hiver
cache de l'or.

Mille histoires
se sont perdues
dans les remous
de la rivière.

Tant de vanité
parmi l'évidence
d'une rose dont
il ne restera
aucun atour !

Il n'y a plus de nuit,
là où le poignard
s'est enfoncé,
où le poison
est devenu un élixir,
et où le linceul
s'ouvre sur un océan !


                                              Peinture de M. Bötschi

jeudi 26 janvier 2012

Anat Cohen et Lisa Ekhdal, Cry Me A River




Merci Florence !

Passage

Face aux épreuves, nous savons que certains êtres humains réagissent avec fatalisme quand d'autres témoignent d'une extrême combativité.  Lesquels usent bien de leur liberté ?
La liberté, c’est aussi la liberté d’interpréter.  Nous sommes condamnés à interpréter.  Ainsi, je suis atteint d’un cancer, selon la manière dont j’interpréterai ce cancer, il évoluera différemment.  Mon interprétation n’est pas simplement une pensée isolée, elle a une incidence physique.
     Cette capacité en l’homme d’interpréter, de donner du sens à ce qui lui arrive (ou de ne pas en donner) est ce qui change son destin en destinée.  Toute notre liberté réside dans le fait de passer d’une vie subie à une vie choisie.  Il s’agit toujours de la même vie, des mêmes symptômes, de la même maladie, de la même souffrance ou du même bonheur…  Mais si je subis, je n’exerce pas cette capacité qui est en l’homme d’interpréter, d’imaginer, d’orienter, de donner un sens à ce qui lui arrive… Et je suis alors dans l’identification.
Pour passer d'une vie subie à une vie choisie, l'homme a besoin de pouvoir justifier les épreuves qu'il traverse.  Mais ne pensez-vous pas qu'il soit souvent bien difficile de trouver une justification humaine ou divine à certaines d'entre elles, par exemple, la perte d'un enfant, l'engloutissement d'une famille dans un génocide...?
Il est vrai que la plus grande souffrance est celle à laquelle on ne peut donner de sens.  Mais je crois qu'il y a un moment où l'on doit arrêter de chercher à justifier ; où l'on doit accepter que certaines choses n'aient pas de sens pour notre raison, ce qui ne veut pas dire qu'elles n'ont véritablement pas de sens...  Certes, elles semblent absurdes !  Mais absurdes pour quoi ?  Pour qui ?  Pour notre raison humaine.  Les sens de certaines épreuves est au-delà de la raison, au-delà de la compréhension.  Nous devons découvrir l’acceptation du non-sens, l’acceptation  de l’absurdité, c'est ce qui nous aide à passer dans un « sens plus haut, qui est au-delà de la raison ».  Voilà pourquoi l’expérience de l’absurde me semble très importante.
     C’est au cœur de l’absurde que le sens de l’intolérable va m’apparaître.  La vie ne se « justifie » pas…  Le poète, le sage, ou toute personne ayant subi l’épreuve (l’épreuve du feu, l’épreuve de la vie) ne se justifie plus, ne donne plus d’explications… car la vie elle-même ne donne pas d’explication !
     Plutôt que réfléchir sur le sens de la vie, il s’agit de la vivre.  Et le sens se révèle dans l’intensité avec laquelle nous vivons cette vie-là.  Sinon, nous nous posons en dehors de la vie, et nous nous observons en train de vivre…

Les réponses aux questions sont de Jean-Yves Leloup



Joachim Patinir, "Passage du Styx"

Le porteur


Porteur d'eau,
porteur de rêve,
donne une caresse
aux angles droits,
ouvre les murs
qui tiennent
les rivières en prison.

Un jour ou l'autre
montera l'étoile
du désir d'orient.
Si la page est obscure,
le livre est flamboyant !

Parmi les cris
est la perle
du grands fonds
qui discrète diffuse
le lait de sa douceur !


mercredi 25 janvier 2012

Alexandre Jollien - Ce n’est pas compliqué

Alexandre Jollien est handicapé moteur cérébral

 
"Ce n’est pas compliqué". Un mien ami prononce souvent cette phrase. Dès qu'une difficulté se présente, alors que j'ai tendance à me perdre dans les remords, les regrets, bref, le passé conditionnel - « Ah, si on avait fait ça! », « Si seulement il y avait eu cela! »... -, il m'aide à doucement revenir au réel en disant : « Ce n'est pas compliqué. » Et à chaque fois, je le vois poser un acte qui soulage, un acte concret, banal souvent, mais qui ouvre l'horizon et fait évoluer la situation qui paraissait une calamité à mes yeux.

Je rate un train, ce n'est pas compliqué, je prends le suivant. On se moque de moi dans la rue, ce n'est pas compliqué, j'observe ma tristesse et je n'en fais pas des tonnes. Ce refrain, loin de banaliser les tracas quotidiens, loin de nier les plus grandes épreuves, invite à cesser de se réfugier dans l'immobilisme, à ne pas tomber dans les commentaires intérieurs qui nous égarent à discuter le réel plutôt qu'à passer vraiment à l'action.

Oui, plus d'une fois, face à un problème technique, un ordinateur rétif, la difficulté de mettre une carte de crédit dans un appareil bancaire, je me perds en d'inutiles considérations, je peste contre la réalité, ce qui ne résout en rien la question, au contraire.

« Ce n'est pas compliqué» me ramène à ce que j'ai sous les yeux et m'aide à trouver une solution concrète, à voir la situation bien en face et à agir en conséquence : demander de l'aide, patienter, ralentir. .. Voilà ma nouvelle ascèse : ne pas en rajouter.

Depuis peu, je cherche à simplifier mon mode de vie. Je le confesse, depuis dix ans, je me lève presque chaque jour avec une première pensée: « J'en ai marre. » Et j'observe que ce premier sentiment n'est pas incompatible avec la joie. Je peux en avoir marre et repérer en moi une parcelle de mon être qui demeure joyeuse. Longtemps, j'ai voulu évacuer le « j'en ai marre» matinal par toutes sortes d'exercices spirituels. Et pourtant, ce n'est pas compliqué! S'il s'impose, je peux l'accueillir en toute simplicité, comme un moment du jour qui passera. Et je constate que le dernier mot qui conclut mes journées est immanquablement un « merci ». Le retour au réel me conduit à ne pas en rajouter.

Aujourd'hui, je n'en ai plus marre d'en avoir marre, je l'accepte comme une réaction presque naturelle. Et la phrase de mon cher ami m'aide à assumer le quotidien tel qu'il est, imparfait. J'apprends que le bien et le mal, la joie et la tristesse peuvent cohabiter, en paix allais-je dire.

Le « j'en ai marre» matinal me montre toutefois précisément que, dans ma vie, j'en fais trop. Aurais-je oublié la difficulté de ma condition? Oublié ce corps souvent fatigué que j'ai tendance à mépriser en le sollicitant à l'excès? Ce n'est pas compliqué. Je désire vivre plus simplement. Peut-être d'abord me faut-il me fixer moins de buts pour quitter le superflu. Car ce qui me stresse plus que tout, c'est de ne pas avoir le temps. Faute de temps, tour imprévu est perçu comme chronophage, comme de trop, justement. Depuis peu, chaque matin, je me fixe deux ou trois objectifs, l'essentiel en un mot: « Qu'est-ce qui compte vraiment? », « Qu'est-ce que je désire réellement accomplir aujourd'hui? », et le reste suit, il se fait de surcroît.

Le même ami me dit fréquemment que « qui trop embrasse mal étreint ». Souvent, en rencontrant une personne, en l'écoutant, je songe déjà à l'activité que j'accomplirai ensuite. Et assurément, dans cet état d'esprit, on étreint mal la réalité.


Alexandre Jollien





Eurythmics - When Tomorrow Comes

Les mots bleus


Elle ne parle pas,
les mots lui échappent,
mots-couteaux,
mots-ciseaux,
un autre souffle
veut passer par sa bouche,
mais rien ne vient !

Parce que c'est du sang,
de la chair, de la terre
et que le vocabulaire
n'est jamais brûlant
comme le thé du matin
sur les lèvres muettes.

Elle n'a personne
à convaincre
à l'écoute
de son cri muet !


mardi 24 janvier 2012

Thésée


Dans le labyrinthe
se tient un mendiant
aux yeux blancs.

“Ne cherche pas à sortir”
chuchote-t-il.
“Heurte toi aux murs,
N'ouvre pas les portes
qui laissent passer du jour !

Si l'on s'enfonce plus loin,
si l'on est sûr
d'être entièrement perdu,

à chaque pas,
entre les pierres,
brille du cristal

et cela suffit !”


Extrait de la Conférence des Oiseaux de Farid Al-Din Attar

"Un nouvel oiseau s'avança. Il dit à la Huppe ceci : "Toi qui fus le guide infaillible des cavalier de Salomon, regarde-moi, je suis chétif et plus faible qu'un brin de paille.

Ce chemin-là n'est pas pour moi. Vois devant nous cette vallée. Elle me paraît terrifiante, et quand je pense qu'elle n'est rien   auprès des  montagnes de feu qui peupleront  nos jours prochains ! Je  ne parviendrai même pas au bout de la première étape. Il faut, hélas, en convenir. Je n'ai pas assez d'envergure pour une pareille épopée. Quoi ! Sur ce chemin-là des têtes par milliers comme au jeu de massacre ont roulé vers l'abîme, des torrents de sang vif ont noyé les vallées, d'innombrables grands hommes ont bissé pavillon, les plus sages d'entre eux ont recouvert leur front du linceul des  perdus, et je    devrais, moi, cheminer  sans  me disperser   en  poussières ? Allons, je ne peux espérer que la plus piteuse des morts !

La  huppe répondit :- Pauvre triste, dis-moi, combien de temps ton coeur restera-t-il captif des illusions du monde ?Parlons-en, de ce monde ! A-t-il souci de toi ? Il ne sait même pas qu'on croupit sans espoir dans ses replis puants. Que tu sois mort ou vif, pour lui, c'est tout pareil. Sais-tu bien ce qu'il est, ce monde ?Un dépotoir. On y grouille comme des vers et l'on y trépasse écrasé sous d'impitoyables angoisses. Ami, sur ce Chemin nous périrons peut-être, mais au moins, si la mort nous veut, qu'elle nous trouve à chercher le Ciel plutôt qu'à fouiller l'immondice ! Peut-être échouerons-nous aux portes désirées, peut-être nos douleurs seront-elles trop rudes et nos forces trop maigres. Eh bien, tant pis pour nous ! Dans l'épaisse forêt des malheurs d'ici-bas, n'en ajoutons pas de nouveaux. Certes, c'est vrai, l'amour est fou, mais mieux vaut vivre en amoureux qu'en vidangeur de basse-fosse ou palpeur de ventres fiévreux. Supposons même que ce monde soit vivable sans tricherie, se tenir hors de sa portée serait moins cruel que d'y vivre. Donne-toi donc de corps et d'âme au tumultueux océan !Sans doute dira-t-on que ce désir brûlant de l'Amour majuscule est d'un orgueil coupable, et que c'est folie de penser que l'on peut parvenir vivant où personne jamais ne fut. Pour moi, mieux vaut offrir ma vie à ce désir, même orgueilleux, que de laisser pourrir mon coeur dans des soucis de boutiquier. J'ai tout vu, j'ai tout entendu. Rien n'a pu détourner mon œil de ce chemin que je veux prendre. J'ai connu toutes sortes d'hommes. Je n'en ai pas rencontré un qui ne soit envieux, cupide, avide de biens ou d'honneurs, de richesses spirituelles, d'héroïsme ou de pureté. Il nous faut mourir à nous-mêmes, aux êtres, à tout ce qui nous tient, que l'âme sorte enfin de nos bouches béantes, libre comme oiseau dans l'air ! Qui n'est pas étranger aux fortunes du temps ne saurait espérer la tendre intimité de Celui qui t'attend à l'abri de son voile. Si tu veux être un jour proche du Bien-Aimé, éveille donc ton âme. En prison dans ce monde elle ne saurait Le voir. Ne t'embarrasse pas de ruses, de détours. Tu veux l'aventure ? Va donc ! Prends le chemin et marche droit. Il te faut faire ce voyage. Il est ardu, mais nécessaire, et serait-il impie, qu'importe, il faudrai tout de même aller. Le fruit de l'arbre de l'amour est sans ornement superflu. Qui s'entortille de feuillage ne peut en goûter la saveur. Cet arbre dans une poitrine prend le coeur et n'en laisse rien. Il l'enserre, il l'étouffe à mort, le pétrit et le bouleverse. Il ne l'abandonne jamais. Pas le moindre instant de répit ! Il exige ta chair et le prix de ta chair. Tu as soif ? Bois tes larmes. Et faim ? Mange ce pain. Son levain, c'est ton sang. Quand enfin te voilà perdu, nu, faible comme une fourmi, que veut-il, l'amour de ton coeur ? Il veut plus, encore et toujours. Il ne faut rien que du courage, du pur, de l'obstiné courage dans cet océan, sache-le !

Conference Of The Birds - Dave Holland

lundi 23 janvier 2012

L'assiette ébréchée

-1-

Au loin,
toujours plus loin,

quelques paillettes d'or
dans le regard,

une si brève lueur,

et déjà tout s'envole,

comme l'enfant
qui ouvre la main
sans regret,

et le ballon disparait !



-2-

Il n'a rien retenu,

sauf l'éclat rose
d'un bourgeon à peine ouvert
de pommier du Japon,

et les oiseaux trop réveillés
ce matin

par la fausse douceur de l'air.

Le silence lui suffit.



-3-

Une montée de silence
en pleine rue,

parmi les voitures
qui vrombissent,

envoûtement,

Il s'habite,

Il oublie les regards
et ne voit que noblesse,

jusqu'aux grains de bitume
du trottoir.



-4-

Il repense à cette mère
qui a perdu son enfant,

Il est là,
c'est tout,

toutes ces larmes
rejoignent le fleuve
sans vocabulaire.

Au bord s'éveillent
tous les

définitivement brisés,

et ils ne voient plus,
hypnotisés,

que les reflets d'or !



-5-

Plus rien ne sera comme avant.

C'est un autre pays
qu'ils habitent,

là,
les yeux ouverts,
avec la seule conscience,

compagne absolue,

cerf-volant
qui joue dans le ciel !




-6-

Et le cerf-volant lui parle :

"Oh ! surtout tiens mon fil,

fil qui te relie
et te délivre !

Toi, passe parmi les hommes
les ciseaux à la main,

pour ouvrir des brèches.

D'autres viendront,
d'autres habiteront
le pays profond
où il n'y a rien à faire,



-7-

Respirer seulement,
être frère,

avec cette clarté
coeur au centre

l'infinité présente,

jusque dans l'assiette
ébréchée !

Tiens mon fil !

Tout le reste,
ombres et mort !

Ibrahim Maalouf, your Soul

Qui pourrait être plus arrogant qu'une étoile ?

Vois-tu, la chose importante est celle-ci : tout est simple pour qui possède le bon coeur, la noblesse des manières et la gaieté de résignation. [...] Le devoir est un grand passeport. Sol, regarde le ciel, mon chéri. Qui pourrait être plus arrogant qu'une étoile ? Et pourtant, regarde longtemps les étoiles et tu verras comme elles font honnêtement leur devoir. Aucune ne gêne l'autre, toutes s'aiment, chacune a sa place auprès de son père un soleil, et elles ne se jettent pas toutes au même endroit pour profiter, pour réussir. Mais non, tranquilles, dociles à la Loi, à la Loi Morale, à la Loi du Coeur, elles ont la gaieté de résignation. Et puis pense que tu es mortel et que tu seras poussière. C'est un bon moyen pour augmenter la gaieté de résignation. Tu comprends, on ne souffre que par orgueil et l'homme orgueilleux seul croit qu'il vivra toujours. Moi je me dis que je dois passer cette vie en homme assez bon et pur afin que je puisse goûter le bon sourire d'heure de mort. Et ce bon sourire d'heure de mort a une telle puissance, ô mon fils, qu'il s'étend sur toute notre vie du commencement à la fin et qui le connaît, avant même qu'il ne meure, connaît le royaume du Saint. Et lorsque les hommes auront compris cette vérité, ils seront tous bons.

(Albert Cohen, Solal, p.314 Folio no. 1269)


dimanche 22 janvier 2012

Un million d'étoiles

"Nous sommes tous maîtres de notre temps. Je crois que nous sommes conscients de la richesse que cela représente. La richesse de ceux qui ont si peu de besoins qu'ils finissent par trouver la liberté.

La vie continue. La vie commence. Aujourd'hui, c'est le premier jour du reste de ma vie.

Je vois les choses de l'extérieur. A partir de ce moi gavé de nuits solitaires. Je crois découvrir que presque tout le monde manque de courage. Le courage d'être ce qu'on voudrait être. Le courage d'être sincère. Et simple. Et fort.

Après avoir joui pendant plusieurs années de ma liberté de mouvement, en vivant sans forcer l'allure, face à face avec la lune, m'accordant tout le temps qu'il faut pour admirer la nature et pour vivre avec moi-même... je rentre en Europe, la surpeuplée, remplie de faux dieux et de vertigineuses ambitions.

Quand on a vécu seul, dans un monde où l'homme montrait son plus aimable visage; quand on a passé des mois et des mois en mer; quand on a découvert des vérités dans les bois, dans les rochers, dans les gestes, dans les regards, et lorsque ensuite on retourne vers l'univers de l'homme, on a peur..."

Julio Villar

Gérard Manset - Celui qui marche devant


Celui qui marche devant,
Tu le connais depuis longtemps.
Tu le vois de dos et dedans.
Il chante dans le mauvais temps
Et ça n'est pas toi qui l'entends.
Ça n'est jamais le bon moment.
Il poussait ses amis jadis.
Il n'est plus rien, le sol est lisse,
La route noire comme un réglisse.
Les arbres témoins d'autrefois
Lui font de leurs cheveux de bois,
Le soleil et l'ombre à la fois.
Tu ne l'aimes plus beaucoup
Mais tu le suivras jusqu'au bout.

Souviens-toi, quand tu l'as connu,
Que si souvent vous alliez nus.
Vois ce qu'il est devenu.
C'est toi qui traînes la valise
Des années que tu y as mises.
Le temps sur toi n'a plus de prise.
Il reste le cuir et la peau,
La veste, le manteau
Que tu lui mettais sur le dos.
Ferme les yeux, repenses-y.
Que ton cœur fasse mal aussi
Comme le sien d'en être ici.
Tu ne l'aimes plus beaucoup
Mais tu le suivras jusqu'au bout
Des souvenirs
Jusqu'au bout,
Jusqu'au bout.

Celui qui marche devant,
Tu le connais depuis longtemps.
Celui qui marche devant,
Tu le connais depuis longtemps.
Celui qui marche devant,
Tu le connais depuis longtemps.
Celui qui marche devant,
Tu le connais depuis longtemps.

Dépassé

Vacillement,
ce qui existe,

sa pensée,
son corps,
le ciel,
la lune d'hiver
qui rend muet,

sont-ils un rêve ?

Les yeux fermés,
même ces mots
ne sont rien,

plus loin,
à l'intérieur,
les battements du coeur,
le sang,
et sa faiblesse,


ne sont rien
pour laisser
la place !

samedi 21 janvier 2012

Le basilic

Je ne saurais me voir sans devenir impur ;
Toujours quelque propre recherche ;
Que ce regard me soit dur !
Ah ! que votre bonté l'empêche !
Comme le basilic tue avec ses regards,
Ainsi notre regard nous tue ;
Amour perce-moi de tes dards ;
Et que je me perde de vue...

Madame Guyon

William Sheller / un homme heureux

Engloutissement

Une vague plus grosse
Que les autres
L’a englouti
Un court instant
Et a emporté
Au loin ses lunettes !
Sous l’eau,
Il ne respire pas,
Il ne voit plus rien,
Mais il ne ressent
Aucune frayeur,
Ne pense même pas
A chercher le jour !
Il émerge enfin,
La vague s’est retirée.
Bientôt une vague
Encore plus forte
Et silencieuse viendra !

Saura-t-il l’accueillir ?

vendredi 20 janvier 2012

Le bûcheron des mots.d' Izù Troin

Dans un pays où les habitants se nourrissent de lettres et de mots cueillis dans les arbres, Nadal, un bûcheron des mots, fait une rencontre qui change sa vie..
- Grand Prix du Jury (meilleur court métrage d'animation 2010), Festival du Film Indépendant de Washington DC

Magnifique !

Espace parallèle


Pour se rejoindre,
il y a un autre chemin
dans une forêt d'enfance
où dire est inutile.

Près des troncs
recouverts de lichens,
l'esprit est aussi vif
que l'eau claire
qui chante dans la bruyère.

Les pas s'ornent du silence
du sable rouge
et les pins cembro
au long cou
brossent avec calme
les derniers nuages dans le ciel !

Lorsqu'on a la même terre
pour se rejoindre,
il suffit d'un rêve pur
et de la lumière
que l'on aime !


jeudi 19 janvier 2012

Sophie Hunger My oh My live

Mémorables de René Daumal


Souviens-toi: de ta mère et de ton père, et de ton premier mensonge, dont l'indiscrète odeur rampe dans ta mémoire.

Souviens-toi de ta première insulte à ceux qui te firent: la graine de l'orgueil était semée, la cassure luisait, rompant la nuit une.

Souviens-toi des soirs de terreur où la pensée du néant te griffait au ventre, et revenait toujours te le ronger, comme un vautour; et souviens-toi des matins de soleil dans la chambre.

Souviens-toi de la nuit de délivrance, où, ton corps dénoué tombant comme une voile, tu respiras un peu de l'air incorruptible; et souviens-toi des animaux gluants qui t'ont repris.

Souviens-toi des magies, des poisons et des rêves tenaces; -tu voulais voir, tu bouchais tes deux yeux pour voir, sans savoir ouvrir l'autre.

Souviens-toi de tes complices et de vos tromperies, et de ce grand désir de sortir de la cage.

Souviens-toi du jour où tu crevas la toile et fus pris vivant, fixé sur place dans le vacarme des vacarme des roues de roues tournant sans tourner, toi dedans, happé toujours par le même moment immobile, répété, répété, et le temps ne faisait qu'un tour, tout tournait en trois sens innombrables, le temps se bouclait à rebours, -et les yeux de chair ne voyaient qu'un rêve, il n'existait que le silence dévorant, les mots étaient des peaux séchées, et le bruit, le oui, le bruit, le non, le hurlement visible et noir de la machine te niait, -et le cris silencieux "je suis" que l'os entend, dont la pierre meurt, dont croit mourir ce qui ne fut jamais, -et tu ne renaissais à chaque instant que pour être nié par le grand cercle sans bornes, tout pur, tout centre, pur sauf toi.

Et souviens-toi des jours qui suivirent, quand tu marchais comme un cadavre ensorcelé, avec la certitude d'être mangé par l'infini, d'être annulé par le seul existant Absurde.

Et surtout souviens-toi du jour où tu voulus tout jeter, n'importe comment, -mais un gardien veillait dans ta nuit, il veillait quand tu rêvais, il te fit toucher ta chair, il te fit souvenir des tiens, il te fis ramasser tes loques, -souviens-toi de ton gardien.

Souviens-toi du beau mirage des concepts, et des mots émouvants, palais de miroirs bâti dans une cave; et souviens-toi de l'homme qui vint, qui cassa tout, qui te pris de sa rude main, te tira de tes rêves, et fit asseoir dans les épines du plein jour; et souviens-toi que tu ne sais te souvenir.

Souviens-toi que tout se paie, souviens-toi de ton bonheur, mais quand fut écrasé ton coeur, il était trop tard pour payer d'avance.

Souviens-toi de l'ami qui tendait sa raison pour recueillir tes larmes, jaillies de la source gelée que violait le soleil de printemps.

Souviens-toi que l'amour triompha quand elle et toi vous sûtes vous soumettre à son feu jaloux, priant de mourir dans la même flamme.

Mais souviens-toi qu'amour n'est de personne, qu'en ton coeur de chair n'est personne, que le soleil n'est à personne, rougis en regardant le bourbier de ton coeur.

Souviens-toi des matins où la grâce était comme un bâton brandi, qui te menait, soumis, par tes journées, -heureux le bétail sous le joug!

Et souviens-toi que ta pauvre mémoire entre ses doigts gourds laissa filer le poisson d'or.

Souviens-toi de ceux qui te disent: souviens-toi, -souviens-toi de la voix qui te disait: ne tombe pas, -et souviens-toi du plaisir douteux de la chute.

Souviens-toi, pauvre mémoire mienne, des deux faces de la médaille, -et de son métal unique.

René Daumal

Nous ne savons pas lire

Nous apprenons les alphabets et nous ne savons pas lire les arbres. Les chênes sont des romans, les pins des grammaires, les vignes sont des psaumes, les plantes grimpantes des proverbes, les sapins sont des plaidoiries, les cyprès des accusations, le romarin est une chanson, le laurier une prophétie.

Erri de Luca (Trois chevaux, trad. Danièle Valin, p.43, Folio n°3678)