mardi 24 janvier 2012

Extrait de la Conférence des Oiseaux de Farid Al-Din Attar

"Un nouvel oiseau s'avança. Il dit à la Huppe ceci : "Toi qui fus le guide infaillible des cavalier de Salomon, regarde-moi, je suis chétif et plus faible qu'un brin de paille.

Ce chemin-là n'est pas pour moi. Vois devant nous cette vallée. Elle me paraît terrifiante, et quand je pense qu'elle n'est rien   auprès des  montagnes de feu qui peupleront  nos jours prochains ! Je  ne parviendrai même pas au bout de la première étape. Il faut, hélas, en convenir. Je n'ai pas assez d'envergure pour une pareille épopée. Quoi ! Sur ce chemin-là des têtes par milliers comme au jeu de massacre ont roulé vers l'abîme, des torrents de sang vif ont noyé les vallées, d'innombrables grands hommes ont bissé pavillon, les plus sages d'entre eux ont recouvert leur front du linceul des  perdus, et je    devrais, moi, cheminer  sans  me disperser   en  poussières ? Allons, je ne peux espérer que la plus piteuse des morts !

La  huppe répondit :- Pauvre triste, dis-moi, combien de temps ton coeur restera-t-il captif des illusions du monde ?Parlons-en, de ce monde ! A-t-il souci de toi ? Il ne sait même pas qu'on croupit sans espoir dans ses replis puants. Que tu sois mort ou vif, pour lui, c'est tout pareil. Sais-tu bien ce qu'il est, ce monde ?Un dépotoir. On y grouille comme des vers et l'on y trépasse écrasé sous d'impitoyables angoisses. Ami, sur ce Chemin nous périrons peut-être, mais au moins, si la mort nous veut, qu'elle nous trouve à chercher le Ciel plutôt qu'à fouiller l'immondice ! Peut-être échouerons-nous aux portes désirées, peut-être nos douleurs seront-elles trop rudes et nos forces trop maigres. Eh bien, tant pis pour nous ! Dans l'épaisse forêt des malheurs d'ici-bas, n'en ajoutons pas de nouveaux. Certes, c'est vrai, l'amour est fou, mais mieux vaut vivre en amoureux qu'en vidangeur de basse-fosse ou palpeur de ventres fiévreux. Supposons même que ce monde soit vivable sans tricherie, se tenir hors de sa portée serait moins cruel que d'y vivre. Donne-toi donc de corps et d'âme au tumultueux océan !Sans doute dira-t-on que ce désir brûlant de l'Amour majuscule est d'un orgueil coupable, et que c'est folie de penser que l'on peut parvenir vivant où personne jamais ne fut. Pour moi, mieux vaut offrir ma vie à ce désir, même orgueilleux, que de laisser pourrir mon coeur dans des soucis de boutiquier. J'ai tout vu, j'ai tout entendu. Rien n'a pu détourner mon œil de ce chemin que je veux prendre. J'ai connu toutes sortes d'hommes. Je n'en ai pas rencontré un qui ne soit envieux, cupide, avide de biens ou d'honneurs, de richesses spirituelles, d'héroïsme ou de pureté. Il nous faut mourir à nous-mêmes, aux êtres, à tout ce qui nous tient, que l'âme sorte enfin de nos bouches béantes, libre comme oiseau dans l'air ! Qui n'est pas étranger aux fortunes du temps ne saurait espérer la tendre intimité de Celui qui t'attend à l'abri de son voile. Si tu veux être un jour proche du Bien-Aimé, éveille donc ton âme. En prison dans ce monde elle ne saurait Le voir. Ne t'embarrasse pas de ruses, de détours. Tu veux l'aventure ? Va donc ! Prends le chemin et marche droit. Il te faut faire ce voyage. Il est ardu, mais nécessaire, et serait-il impie, qu'importe, il faudrai tout de même aller. Le fruit de l'arbre de l'amour est sans ornement superflu. Qui s'entortille de feuillage ne peut en goûter la saveur. Cet arbre dans une poitrine prend le coeur et n'en laisse rien. Il l'enserre, il l'étouffe à mort, le pétrit et le bouleverse. Il ne l'abandonne jamais. Pas le moindre instant de répit ! Il exige ta chair et le prix de ta chair. Tu as soif ? Bois tes larmes. Et faim ? Mange ce pain. Son levain, c'est ton sang. Quand enfin te voilà perdu, nu, faible comme une fourmi, que veut-il, l'amour de ton coeur ? Il veut plus, encore et toujours. Il ne faut rien que du courage, du pur, de l'obstiné courage dans cet océan, sache-le !

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