jeudi 8 novembre 2012

Voyager sa vie

Chacun de nous est une expérience unique, un chemin que je ne saurais résumer ou réduire. Je ne pourrais que l’évoquer ; chaque histoire, avec sa cohorte de joies et de violences, de deuils, de séparations, d’amours et de jours sereins. En même temps, oserais-je dire à quel point, au centre, au fond, nos vies et nos désirs se ressemblent… Capacité à vivre en s’éveillant ou plutôt en s’émerveillant sans trop contrôler le navire de notre vie, le déploiement du rêve et de l’âme profonde….. Appétit de « mettre au monde », d’accomplir, quelle que soit la vie, le quotidien, le milieu, le nombre d’enfants… Je lisais ces jours-ci un écrit vantant le fait que la quête et l’intense ne pourraient se vivre que dans la solitude et les sommets… Nous prenons souvent comme hauteur, voire grandeur et spiritualité, la difficulté que nous éprouvons à descendre dans nos vies, dans les pieds de notre vie, dirais-je ! Et nous nous trompons nous-même en en faisant de la philosophie. Quelle peur indicible de la vie, quel manque de foi, quel manque d’accès réel au chant profond nous font porter les yeux vers certaines formes de vie seulement ? Pourquoi le rare et le précieux, disons la source, seraient plus près de la cervelle que du sexe, extérieurs à notre corps et à notre expérience terrestre ? Quel désir d’évincer la mère, la terre ! La matière serait-elle moins sacrée que l’esprit ? La voie du milieu ne consiste t’elle pas à vivre entre ciel et terre et avec les autres… nos semblables… !
La source jaillit dans la mousse des sous-bois, le Christ est né au moment le plus sombre de l’année, mais nous continuons, comme des papillons à être fascinés par les lumières. Nous sortons du Siècle des Lumières, pas vrai ?
Mais quel dommage, mais quel tracas et au fond quelle déchirure à ainsi colporter la dualité du haut et du bas, du temporel et de l’éternel, du féminin et du masculin, de la mort et de la vie, alors que tout est cycle et transformation, saison, renouvellement nécessaire. Quelle bouderie à la gourmandise du vivre, à la chaleur tendre et émouvante de notre corps de vie, tous ces désirs de perfection et de sommet ! Quelles dépressions sournoises et cachées, grimées en autres choses, nous font ainsi rester coincés en haut de la piste, grelottant de froid, figés et regardant de haut les vallées humaines. De quoi avons-nous peur ? Que la neige ne soit pas bonne ? Que nos jambes ne soient pas fortes ? Que la pente soit trop raide ? Ou qu’une fois rendus dans la vallée on s’y ennuie ? Ou qu’on y soit prisonnier ? Le problème n’est pas d’avoir peur car nous avons tous peur mais nous avons tous besoin d’approcher, d’apprivoiser ces peurs profondes de la vie et de la mort… Parce que l’on est venu s’engager dans une vie terrestre, s’y mêler, démêler, tresser, impliquer, y faire des racines. Parce que nous sommes venus pour naître, pour prendre vie, pour apprendre la densité terrestre, pour vivre avec soi comme avec l’Autre.
Nous ne sommes pas venus pour rester coincés aux étages, ni encore au grenier, dans les cartons d’idées et de bonnes pensées. En suivant mes rêves, ces dernières années, j’ai compris avec mon corps que l’alchimie devait avoir lieu dans la coupe humaine, le rire des enfants et le linge qui sèche sur le fil, dans le mouvement certes imparfait de nos amours, et les limites parfois difficiles de nos engagements terrestres. Si nous ne comprenons pas cela, nous continuerons à opprimer, à tuer sans ressentir de souffrances, à être entraînés dans des holocaustes, parce que nous aurons perdu cette part de nous-mêmes, que tant et tant veulent arracher de l’arbre, et qui est notre pâte humaine, celle par laquelle on aime, on déteste, on se révolte, on souffre, on sent. OUI, nous sommes venus créer des liens avec notre humanité. Nous sommes venus mettre à flots cet esquif fragile, éberlué dans la ronde des temps, de la lune et du soleil, et c’est une aventure extraordinaire qui a lieu dans le plus ordinaire de nos vies ! Quand vous avez le courage, pourrais-je dire, de vous occuper de vos peurs, de vos fragilités, de votre Lazare intérieur, sans l’occulter, sans le fuir, sans le falsifier, sans le « métaphysiquer », quand vous accueillez cette part de vous-mêmes, ce quart-monde dirais-je, alors seulement, vous êtes entier, vous êtes vrai. Vous, vous pouvez juste être complet, Jean qui rit et Jean qui pleure, accepter. Ce n’est plus notre existence et notre solitude qui sont les valeurs du jour, mais notre capacité à « co-exister ». Que l’on vive seul, en famille, en société, peut-on se sentir responsable et sortir des impasses qui consistent à nous faire passer de la victime au bourreau et du bourreau à la victime ? Peut-on arrêter de juger, de se juger, peut-on apprécier les choses et les êtres tels qu’ils sont, sans chercher à changer quoi que ce soit ?
Rencontrer la vie exige que nous renoncions à la magie et au pouvoir, au contrôle, que nous la rencontrions dans son « entièreté ».
Les Chinois, dans le Yi-king, ne disent-ils pas que seul celui qui accepte d’être en bas est élevé ?
Les « vrais gens » sont au fond assez ordinaires, ils ne sont pas parfaits, mais ils sont complets, et comme ils sont « naturels », tout fleurit sur leur passage. Ils vivent, aiment, se mettent en colère, et font leur marché comme tout le monde ! C’est une grâce de savoir reconnaître le précieux dans des formes de vie apparemment quelconques, un peu comme dans les contes, la vieille femme fatiguée qui vous demande un peu d’eau du puits et qui n’est autre que la bonne fée. Il arrive que le jeune orgueilleux ne la reconnaisse pas. Les histoires de vie et de sagesse nous enseignent souvent qu’il ne faut pas se fier aux apparences. L’imitateur, le tentateur, sait séduire, lui, qui se présente sous le plus radieux des visages.
Les vrais gens ont de l’âme et du corps, pas toujours le vocabulaire ou la distinction, telle qu’on se la représente dans nos contrées.
Dans mes voyages, surtout où la civilisation n’a pas encore trop planté sa griffe avide, j’ai rencontré des vrais gens et des gens vrais. Me les représenter intérieurement m’apporte une sorte de jubilation sauvage. Ces gens sont dans leurs corps. Je pense à mes amies noires, fortes, fécondes, avec des formes généreuses et rebondies, leur goût à danser, à donner la vie, leurs boubous aux couleurs multicolores, leurs rires qui fusent. Je pense à ces femmes, en France, leur force à s’entraider, à acter, à communiquer. Leur peau est couleur de bois, de sable, de terre. Elle a du grain, de la force, de la sève. Personne ne m’a dit, sur les bancs des écoles où je ne tenais pas en place, que l’intelligence est multiple et multidimensionnelle. Quand je pense à mes amies, oserais-je dire mes sœurs émergeant juste de l’esclavage, et je n’exagère pas en disant cela, je suis même optimiste, je me dis que la voie jungienne qui nous mène à accepter de vivre avec notre entièreté, est une voie totalement et radicalement révolutionnaire car elle mène à ne plus projeter un mal dehors qui n’est que de la peur et de l’inconnu en nous-mêmes.
 Si nous pouvions toucher du doigt nos propres manques, nous parlerions plutôt d’échanges, de partages, nous prendrions dans nos poitrines les rires et la charnalité de certains, nous laisserions certaines de nos abondances d’hommes et de femmes riches mais pauvres de partage, nous arrêterions cinq minutes de nous sentir au-dessus du « lot »… Si nous connaissions nos « Lazare » intérieurs, nous arrêterions de voir les pauvres à l’extérieur de nous-même. Nous pourrions alors découvrir ce qui est riche dans le pauvre, ce qui serait bon pour nous les riches et laisser notre pauvreté s’enrichir un peu !

Geneviève Chincholle-Quérat

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